Les deux bonnes Soeurs
La Débauche et Ia Mort sont deux aimables filles,
Prodigues de baisers et riches de santé,
Dont Ie flanc toujours vierge et drapé de guenilles
Sous l'éternel labeur n'a jamais enfanté.
Au poète sinistre, ennemi des familles,
Favori de l'enfer, courtisan mal renté,
Tombeaux et lupanars montrent sous leurs charmilles
Un lit que Ie remords n'a jamais fréquenté.
Et Ia bière et l'alcôve en blasphèmes fécondes
Nous offrent tour à tour, comme deux bonnes soeurs,
De terribles plaisirs et d'affreuses douceurs.
Quand veux-tu m'enterrer, Débauche aux bras immondes ?
ô Mort, quand viendras-tu, sa rivale en attraits,
Sur ses myrtes infects enter tes noirs cyprès ?
***
La Fontaine de Sang
II me semble parfois que mon sang coule à flots,
Ainsi qu'une fontaine aux rythmiques sanglots.
Je l'entends bien qui coule avec un long murmure,
Mais je me tâte en vain pour trouver Ia blessure.
A travers Ia cité, comme dans un champ clos,
II s'en va, transformant les pavés en îlots,
Désaltérant Ia soif de chaque créature,
Et partout colorant en rouge Ia nature.
J'ai demandé souvent à des vins captieux
D'endormir pour un jour Ia terreur qui me mine ;
Le vin rend l'oeil plus clair et l'oreille plus fine !
J'ai cherché dans l'amour un sommeil oublieux ;
Mais l'amour n'est pour moi qu'un matelas d'aiguilles
Fait pour donner à boire à ces cruelles filles !
***
Allégorie
C'est une femme belle et de riche encolure,
Qui laisse dans son vin traîner sa chevelure.
Les griffes de l'amour, les poisons du tripot,
Tout glisse et tout s'émousse au granit de sa peau.
Elle rit à Ia Mort et nargue Ia Débauche,
Ces monstres dont Ia main, qui toujours gratte et fauche,
Dans ses jeux destructeurs a pourtant respecté
De ce corps ferme et droit Ia rude majesté.
Elle marche en déesse et repose en sultane ;
Elle a dans Ie plaisir Ia foi mahométane,
Et dans ses bras ouverts, que remplissent ses seins,
Elle appelle des yeux Ia race des humains.
Elle croit, elle sait, cette vierge inféconde
Et pourtant nécessaire à Ia marche du monde,
Que Ia beauté du corps est un sublime don
Qui de toute infamie arrache Ie pardon.
Elle ignore l'Enfer comme Ie Purgatoire,
Et quand l'heure viendra d'entrer dans Ia Nuit noire,
Elle regardera Ia face de Ia Mort,
Ainsi qu'un nouveau-né, - sans haine et sans remords.
***
Les Métamorphoses du Vampire
La femme cependant, de sa bouche de fraise,
En se tordant ainsi qu'un serpent sur la braise,
Et pétrissant ses seins sur le fer de son busc,
Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc :
- << Moi, j'ai la lèvre humide, et je sais la science
De perdre au fond d'un lit l'antique conscience.
Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants,
Et fais rire les vieux du rire des enfants.
Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles,
La lune, le soleil, le ciel et les étoiles !
Je suis, mon cher savant, si docte aux voluptés,
Lorsque j'étouffe un homme en mes bras veloutés,
Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste,
Timide et libertine, et fragile et robuste,
Que sur ces matelas qui se pâment d'émoi,
Les anges impuissants se damneraient pour moi ! "
Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle,
Et que languissamment je me tournai vers elle
Pour lui rendre un baiser d'amour, je ne vis plus
Qu'une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus !
Je fermai les deux yeux, dans ma froide épouvante,
Et quand je les rouvris à la clarté vivante,
A mes côtés, au lieu du mannequin puissant
Qui semblait avoir fait provision de sang,
Tremblaient confusément des débris de squelette,
Qui d'eux-mêmes rendaient le cri d'une girouette
Ou d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer,
Que balance le vent pendant les nuits d'Hiver.
***
La Béatrice
Dans des terrains cendreux, calcinés, sans verdure,
Comme je me plaignais un jour à Ia nature,
Et que de ma pensée, en vaguant au hasard,
J'aiguisais lentement sur mon coeur Ie poignard,
Je vis en plein midi descendre sur ma tête
Un nuage funèbre et gros d'une tempête,
Qui portait un troupeau de démons vicieux,
Semblables à des nains cruels et curieux.
A me considérer froidement ils se mirent,
Et, comme des passants sur un fou qu'ils admirent,
Je les entendis rire et chuchoter entre eux,
En échangeant maint signe et maint clignement d'yeux :
- " Contemplons à loisir cette caricature
Et cette ombre d'Hamlet imitant sa posture,
Le regard indécis et les cheveux au vent.
N'est-ce pas grand-pitié de voir ce bon vivant,
Ce gueux, cet histrion en vacances, ce drôle,
Parce qu'il sait jouer artistement son rôle,
Vouloir intéresser au chant de ses douleurs
Les aigles, les grillons, les ruisseaux et les fleurs,
Et même à nous, auteurs de ces vieilles rubriques,
Réciter en hurlant ses tirades publiques ? "
J'aurais pu (mon orgueil aussi haut que les monts
Domine Ia nuée et Ie cri des démons)
Détourner simplement ma tête souveraine,
Si je n'eusse pas vu parmi leur troupe obscène,
Crime qui n'a pas fait chanceler Ie soleil !
La reine de mon coeur au regard non pareil,
Qui riait avec eux de ma sombre détresse
Et leur versait parfois quelque sale caresse.
***
Un Voyage à Cythère
Mon coeur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux
Et planait librement à l'entour des cordages ;
Le navire roulait sous un ciel sans nuages,
Comme un ange enivré d'un soleil radieux.
Quelle est cette île triste et noire ? - C'est Cythère,
Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons,
Eldorado banal de tous les vieux garçons.
Regardez, après tout, c'est une pauvre terre.
- IIe des doux secrets et des fêtes du coeur !
De l'antique Vénus Ie superbe fantôme
Au-dessus de tes mers plane comme un arôme,
Et charge les esprits d'amour et de langueur.
Belle île aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses,
Vénérée à jamais par toute nation,
Où les soupirs des coeurs en adoration
Roulent comme l'encens sur un jardin de roses
Ou Ie roucoulement éternel d'un ramier !
- Cythère n'était plus qu'un terrain des plus maigres,
Un désert rocailleux troublé par des cris aigres.
J'entrevoyais pourtant un objet singulier !
Ce n'était pas un temple aux ombres bocagères,
Où Ia jeune prêtresse, amoureuse des fleurs,
Allait, Ie corps brûlé de secrètes chaleurs,
Entre-bâillant sa robe aux brises passagères ;
Mais voilà qu'en rasant Ia côte d'assez près
Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches,
Nous vîmes que c'était un gibet à trois branches,
Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès.
De féroces oiseaux perchés sur leur pâture
Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr,
Chacun plantant, comme un outil, son bec impur
Dans tous les coins saignants de cette pourriture ;
Les yeux étaient deux trous, et du ventre effondré
Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses,
Et ses bourreaux, gorgés de hideuses délices,
L'avaient à coups de bec absolument châtré.
Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupèdes,
Le museau relevé, tournoyait et rôdait ;
Une plus grande bête au milieu s'agitait
Comme un exécuteur entouré de ses aides.
Habitant de Cythère, enfant d'un ciel si beau,
Silencieusement tu souffrais ces insultes
En expiation de tes infâmes cultes
Et des péchés qui t'ont interdit Ie tombeau.
Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes !
Je sentis, à l'aspect de tes membres flottants,
Comme un vomissement, remonter vers mes dents
Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes ;
Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher,
J'ai senti tous les becs et toutes les mâchoires
Des corbeaux lancinants et des panthères noires
Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair.
- Le ciel était charmant, la mer était unie ;
Pour moi tout était noir et sanglant désormais,
Hélas ! et j'avais, comme en un suaire épais,
Le coeur enseveli dans cette allégorie.
Dans ton île, à Vénus ! je n'ai trouvé debout
Qu'un gibet symbolique où pendait mon image...
- Ah ! Seigneur ! donnez-moi la force et le courage
De contempler mon coeur et mon corps sans dégoût !
***
L'amour et le Crâne
VIEUX CUL-DE-LAMPE
L'Amour est assis sur le crâne
De l'Humanité,
Et sur ce trône Ie profane,
Au rire effronté,
Souffle gaiement des bulles rondes
Qui montent dans l'air,
Comme pour rejoindre les mondes
Au fond de l'éther.
Le globe lumineux et frêle
Prend un grand essor,
Crève et crache son âme grêle
Comme un songe d'or.
J'entends Ie crâne à chaque bulle
Prier et gémir :
- " Ce jeu féroce et ridicule,
Quand doit-iI finir ?
Car ce que ta bouche cruelle
Éparpille en l'air,
Monstre assassin, c'est ma cervelle,
Mon sang et ma chair ! "
***
RÉVOLTE
Le Reniement de Saint Pierre
Qu'est-ce que Dieu fait donc de ce flot d'anathèmes
Qui monte tous les jours vers ses chers Séraphins ?
Comme un tyran gorgé de viande et de vins,
II s'endort au doux bruit de nos affreux blasphèmes.
Les sanglots des martyrs et des suppliciés
Sont une symphonie enivrante sans doute,
Puisque, malgré Ie sang que leur volupté coûte,
Les cieux ne s'en sont point encore rassasiés !
- Ah ! Jésus, souviens-toi du Jardin des Olives !
Dans ta simplicité tu priais à genoux
Celui qui dans son ciel riait au bruit des clous
Que d'ignobles bourreaux plantaient dans tes chairs vives,
Lorsque tu vis cracher sur ta divinité
La crapule du corps de garde et des cuisines,
Et lorsque tu sentis s'enfoncer les épines
Dans ton crâne où vivait l'immense Humanité ;
Quand de ton corps brisé Ia pesanteur horrible
Allongeait tes deux bras distendus, que ton sang
Et ta sueur coulaient de ton front pâlissant,
Quand tu fus devant tous posé comme une cible,
Rêvais-tu de ces jours si brillants et si beaux
Où tu vins pour remplir l'éternelle promesse,
Où tu foulais, monté sur une douce ânesse,
Des chemins tout jonchés de fleurs et de rameaux,
Où, Ie coeur tout gonflé d'espoir et de vaillance,
Tu fouettais tous ces vils marchands à tour de bras,
Où tu fus maître enfin ? Le remords n'a-t-iI pas
Pénétré dans ton flanc plus avant que Ia lance?
- Certes, je sortirai, quant à moi, satisfait
D'un monde où l'action n'est pas Ia soeur du rêve ;
Puissé-je user du glaive et périr par Ie glaive !
Saint Pierre a renié Jésus... Il a bien fait !
***
Abel et Caen
Race d'Abel, dors, bois et mange ;
Dieu te sourit complaisamment.
Race de Caïn, dans Ia fange
Rampe et meurs misérablement.
Race d'Abel, ton sacrifice
Flatte Ie nez du Séraphin !
Race de Caïn, ton supplice
Aura-t-iI jamais une fin ?
Race d'Abel, vois tes semailles
Et ton bétail venir à bien ;
Race de Caïn, tes entrailles
Hurlent Ia faim comme un vieux chien.
Race d'Abel, chauffe ton ventre
A ton foyer patriarcal ;
Race de Caïn, dans ton antre
Tremble de froid, pauvre chacal !
Race d'Abel, aime et pullule !
Ton or fait aussi des petits.
Race de Caïn, coeur qui brûle,
Prends garde à ces grands appétits.
Race d'Abel, tu croîs et broutes
Comme les punaises des bois !
Race de Caïn, sur les routes
Traîne ta famille aux abois.
II
Ah ! race d'Abel, ta charogne
Engraissera Ie sol fumant !
Race de Caïn, ta besogne
N'est pas faite suffisamment ;
Race d'Abel, voici ta honte :
Le fer est vaincu par l'épieu !
Race de Caïn, au ciel monte,
Et sur Ia terre jette Dieu !
***
Les Litanies de Satan
ô toi, Ie plus savant et Ie plus beau des
Anges, Dieu trahi par Ie sort et privé de louanges,
ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
ô Prince de l'exil, à qui l'on a fait tort,
Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort,
ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines,
Guérisseur, ô familier des angoisses humaines,
ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi qui, même aux lépreux, aux parias maudits,
Enseignes par l'amour Ie goût du Paradis,
ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
ô toi qui de Ia Mort, ta vieille et forte amante,
Engendras l'Espérance, - une folle charmante !
ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut
Qui damne tout un peuple autour d'un échafaud,
ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi qui sais en quels coins des terres envieuses
Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses,
ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi dont l'oeil clair connaît les profonds arsenaux
Où dort enseveli Ie peuple des métaux,
ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi dont Ia large main cache les précipices
Au somnambule errant au bord des édifices,
ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os
De l'ivrogne attardé foulé par les chevaux,
ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi qui, pour consoler l'homme frêle qui souffre,
Nous appris à mêler Ie salpêtre et Ie soufre,
ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi qui poses ta marque, à complice subtil,
Sur Ie front du Crésus impitoyable et vil,
ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
Toi qui mets dans les yeux et dans Ie coeur des filles
Le culte de Ia plaie et l'amour des guenilles,
ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
Bâton des exilés, lampe des inventeurs,
Confesseur des pendus et des conspirateurs,
ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
Père adoptif de ceux qu'en sa noire colère
Du paradis terrestre a chassés Dieu Ie Père,
ô Satan, prends pitié de ma longue misère !
Prière
Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs
Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs
De l'Enfer, où, vaincu, tu rêves en silence !
Fais que mon âme un jour, sous l'Arbre de Science,
Près de toi se repose, à l'heure où sur ton front
Comme un Temple nouveau ses rameaux s'épandront !
La Mort
La Mort des Amants
Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux,
Et d'étranges fleurs sur des étagères,
Écloses pour nous sous des cieux plus beaux.
Usant à l'envi leurs chaleurs dernières,
Nos deux coeurs seront deux vastes flambeaux,
Qui réfléchiront leurs doubles lumières
Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.
Un soir fait de rose et de bleu mystique,
Nous échangerons un éclair unique,
Comme un long sanglot, tout chargé d'adieux ;
Et plus tard un Ange, entr'ouvrant les portes,
Viendra ranimer, fidèle et joyeux,
Les miroirs ternis et les flammes mortes.
***
La Mort des Pauvres
C'est Ia Mort qui console, hélas ! et qui fait vivre ;
C'est Ie but de Ia vie, et c'est Ie seul espoir
Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre,
Et nous donne Ie coeur de marcher jusqu'au soir ;
A travers Ia tempête, et Ia neige, et Ie givre,
C'est Ia clarté vibrante à notre horizon noir ;
C'est l'auberge fameuse inscrite sur Ie livre,
Où l'on pourra manger, et dormir, et s'asseoir ;
C'est un Ange qui tient dans ses doigts magnétiques
Le sommeil et Ie don des rêves extatiques,
Et qui refait Ie lit des gens pauvres et nus ;
C'est Ia gloire des dieux, c'est Ie grenier mystique,
C'est Ia bourse du pauvre et sa patrie antique,
C'est Ie portique ouvert sur les Cieux inconnus !
***
La Mort des Artistes
Combien faut-iI de fois secouer mes grelots
Et baiser ton front bas, morne caricature ?
Pour piquer dans Ie but, de mystique nature,
Combien, à mon carquois, perdre de javelots ?
Nous userons notre âme en de subtils complots,
Et nous démolirons mainte lourde armature,
Avant de contempler Ia grande Créature
Dont l'infernal désir nous remplit de sanglots !
Il en est qui jamais n'ont connu leur Idole,
Et ces sculpteurs damnés et marqués d'un affront,
Qui vont se martelant Ia poitrine et Ie front,
N'ont qu'un espoir, étrange et sombre Capitole !
C'est que Ia Mort, planant comme un soleil nouveau,
Fera s'épanouir les fleurs de leur cerveau !
***
La Fin de la Journée
Sous une lumière blafarde
Court, danse et se tord sans raison
La Vie, impudente et criarde.
Aussi, sitôt qu'à l'horizon
La nuit voluptueuse monte,
Apaisant tout, même Ia faim,
Effaçant tout, même Ia honte,
Le Poète se dit : " Enfin !
Mon esprit, comme mes vertèbres,
Invoque ardemment Ie repos ;
Le coeur plein de songes funèbres,
Je vais me coucher sur Ie dos
Et me rouler dans vos rideaux,
ô rafraîchissantes ténèbres !"
***
Le Rêve D'un Curieux
Connais-tu, comme moi, Ia douleur savoureuse,
Et de toi fais-tu dire : " Oh ! l'homme singulier ! "
- l'allais mourir. C'était dans mon âme amoureuse,
Désir mêlé d'horreur, un mal particulier ;
Angoisse et vif espoir, sans humeur factieuse.
Plus allait se vidant Ie fatal sablier,
Plus ma torture était âpre et délicieuse ;
Tout mon coeur s'arrachait au monde familier.
J'étais comme l'enfant avide du spectacle,
Haïssant Ie rideau comme on hait un obstacle...
Enfin Ia vérité froide se révéla :
J'étais mort sans surprise, et Ia terrible aurore
M'enveloppait. - Eh quoi ! n'est-ce donc que cela ?
La toile était levée et j'attendais encore.
***
Le Voyage
I
Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes,
L'univers est égal à son vaste appétit.
Ah ! que Ie monde est grand à Ia clarté des lampes !
Aux yeux du souvenir que Ie monde est petit !
Un matin nous partons, Ie cerveau plein de flamme,
Le coeur gros de rancune et de désirs amers,
Et nous allons, suivant Ie rythme de Ia lame,
Berçant notre infini sur Ie fini des mers :
Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ;
D'autres, l'horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
Astrologues noyés dans les yeux d'une femme,
La Circé tyrannique aux dangereux parfums.
Pour n'être pas changés en bêtes, ils s'enivrent
D'espace et de lumière et de cieux embrasés ;
La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,
Effacent lentement Ia marque des baisers.
Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir ; coeurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s'écartent,
Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !
Ceux-là dont les désirs ont Ia forme des nues,
Et qui rêvent, ainsi qu'un conscrit Ie canon,
De vastes voluptés, changeantes, inconnues,
Et dont l'esprit humain n'a jamais su Ie nom !
II
Nous imitons, horreur ! Ia toupie et Ia boule
Dans leur valse et leurs bonds ; même dans nos sommeils
La Curiosité nous tourmente et nous roule,
Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.
Singulière fortune où Ie but se déplace,
Et, n'étant nulle part, peut être n'importe où !
Où l'Homme, dont jamais l'espérance n'est lasse,
Pour trouver Ie repos court toujours comme un fou !
Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie ;
Une voix retentit sur Ie pont : " Ouvre l'oeil ! "
Une voix de Ia hune, ardente et folle, crie :
" Amour... gloire... bonheur ! " Enfer ! c'est un écueil !
Chaque îlot signalé par l'homme de vigie
Est un Eldorado promis par Ie Destin ;
L'Imagination qui dresse son orgie
Ne trouve qu'un récif aux clartés du matin.
ô Ie pauvre amoureux des pays chimériques !
Faut-iI Ie mettre aux fers, Ie jeter à Ia mer,
Ce matelot ivrogne, inventeur d'Amériques
Dont Ie mirage rend Ie gouffre plus amer ?
Tel Ie vieux vagabond, piétinant dans Ia boue,
Rêve, Ie nez en l'air, de brillants paradis ;
Son oeil ensorcelé découvre une Capoue
Partout où Ia chandelle illumine un taudis.
III
Étonnants voyageurs ! quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
Ces bijoux merveilleux, faits d'astres et d'éthers.
Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !
Faites, pour égayer l'ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons.
Dites, qu'avez-vous vu ?
IV
" Nous avons vu des astres
Et des flots ; nous avons vu des sables aussi ;
Et, malgré bien des chocs et d'imprévus désastres,
Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.
La gloire du soleil sur Ia mer violette,
La gloire des cités dans Ie soleil couchant,
Allumaient dans nos coeurs une ardeur inquiète
De plonger dans un ciel au reflet alléchant.
Les plus riches cités, les plus grands paysages,
Jamais ne contenaient l'attrait mystérieux
De ceux que Ie hasard fait avec les nuages.
Et toujours Ie désir nous rendait soucieux !
- La jouissance ajoute au désir de Ia force.
Désir, vieil arbre à qui Ie plaisir sert d'engrais,
Cependant que grossit et durcit ton écorce,
Tes branches veulent voir Ie soleil de plus près !
Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace
Que Ie cyprès ? - Pourtant nous avons, avec soin,
Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,
Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin !
Nous avons salué des idoles à trompe ;
Des trônes constellés de joyaux lumineux ;
Des palais ouvragés dont Ia féerique pompe
Serait pour vos banquiers un rêve ruineux ;
Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse ;
Des femmes dont les dents et les ongles sont teints,
Et des jongleurs savants que Ie serpent caresse. "
V
Et puis, et puis encore?
VI
" ô cerveaux enfantins !
Pour ne pas oublier Ia chose capitale,
Nous avons vu partout, et sans l'avoir cherché,
Du haut jusques en bas de l'échelle fatale,
Le spectacle ennuyeux de l'immortel péché :
La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,
Sans rire s'adorant et s'aimant sans dégoût ;
L'homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,
Esclave de l'esclave et ruisseau dans l'égout ;
Le bourreau qui jouit, Ie martyr qui sanglote ;
La fête qu'assaisonne et parfume Ie sang ;
Le poison du pouvoir énervant Ie despote,
Et Ie peuple amoureux du fouet abrutissant ;
Plusieurs religions semblables à Ia nôtre,
Toutes escaladant Ie ciel ; Ia Sainteté,
Comme en un lit de plume un délicat se vautre,
Dans les clous et Ie crin cherchant Ia volupté ;
L'Humanité bavarde, ivre de son génie,
Et, folle maintenant comme elle était jadis,
Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie :
"ô mon semblable, à mon maître, je te maudis !"
Et les moins sots, hardis amants de Ia Démence,
Fuyant Ie grand troupeau parqué par Ie Destin,
Et se réfugiant dans l'opium immense !
- Tel est du globe entier l'éternel bulletin."
VII
Amer savoir, celui qu'on tire du voyage !
Le monde, monotone et petit, aujourd'hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :
Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui !
Faut-iI partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ;
Pars, s'il Ie faut. L'un court, et l'autre se tapit
Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste,
Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs sans répit,
Comme Ie Juif errant et comme les apôtres,
A qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,
Pour fuir ce ratière infâme ; iI en est d'autres
Qui savent Ie tuer sans quitter leur berceau.
Lorsque enfin iI mettra Ie pied sur notre échine,
Nous pourrons espérer et crier : En avant !
De même qu'autrefois nous partions pour Ia Chine,
Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,
Nous nous embarquerons sur Ia mer des Ténèbres
Avec Ie coeur joyeux d'un jeune passager.
Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,
Qui chantent : " Par ici ! vous qui voulez manger
Le Lotus parfumé ! c'est ici qu'on vendange
Les fruits miraculeux dont votre coeur a faim ;
Venez vous enivrer de Ia douceur étrange
De cette après-midi qui n'a jamais de fin "
A l'accent familier nous devinons Ie spectre ;
Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers, nous.
" Pour rafraîchir ton coeur nage vers ton Electre ! "
Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.
VIII
ô Mort, vieux capitaine, iI est temps ! levons l'ancre !
Ce pays nous ennuie, à Mort ! Appareillons !
Si Ie ciel et Ia mer sont noirs comme de l'encre,
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons !
Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle Ie cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?
Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau !
FIN