Voici un entretien avec Frédérickk Martin
A propos de l’ouvrage « Eunolie – Conditions d’émergence du Black Metal » que j'ai lu et que j'ai bien aimé. Je le conseille à tous les fan de black metal
Frédérick Martin est un personnage plus que surprenant. Compositeur contemporain, il s’est très jeune passionné pour les musiques métalliques et de manière générale, pour la stridence. Pour lui, le Black Metal est une « musique [qui] rend présent le déchirement le plus intense et à moins de cela », il classe la musique « dans le domaine de la variété ». On ne peut pas dire qu’en termes de dominance, l’époque donne raison aux adeptes des alternatives. Mais Frédérick Martin n’en a cure : il fait partie de ceux qui, comme il le dit lui-même, tâchent « à présent de [se] servir de tout ce qui se trouve à disposition du compositeur en terme de sons, de formes, de ressources grammaticales, de paradoxes, de pulsions, de cassure ». Martin pense la musique parce qu’ils la vit et qu’il ne se contentera jamais de la superficialité des formats imposés ; c’est en tout cas l’impression que nous a faite cet homme au fil des entretiens que nous avons pu croiser au détour de la page finale de « Eunolie – Conditions d’émergence du Black Metal ». Un livre dont l’écriture prolonge la vision musicale de l’auteur, sur le terme des « barbaries métalliques ». Il vise une musicalité certaine et présente sous un angle subjectif (et donc éclairant, d’une certaine manière) l’essence de ce qu’est le Black Metal pour ce compositeur actuel. L’enjeu se situait à plusieurs niveaux : éclairer le néophyte sur la plastique musicale polymorphe du BM tout en en parlant avec une certaine poésie. Sans cacher l’aspect politique sulfureux de certaines formations, Martin n’a pas souhaité mettre en exergue cette face sombre du mouvement. Pour lui, les musiciens ne sont pas bons en politique, pas plus qu’on verrait un ministre crédible sur scène harnaché d’une guitare électrique. Martin, musicalement, gère : son écriture est elle-même une musique. Tour à tour rugueuse, douce, souvent déchirante, elle ressemble au Black Metal en ce sens qu’elle mute vers des formes inédites et toujours surprenantes. Son livre est passionnant et s’adresse à tout le monde. Car il cristallise un phénomène révélateur de l’état de nos mentalités, le « Black Metal », une forme nouvelle et dégénérée de « Rock » qui traduit nos restes ultimes de sauvagerie, et peut-être de liberté.
- A travers « Eunolie », tu as tenté une photographie de l'histoire et de l'état général du mouvement « Black Metal ». Comment sont nés tes épanchements vers ce genre ?
- Frédérick Martin : J'ai commencé à écouter du Metal vers l'age de 12 ans, en achetant (en Afrique !) les premiers albums de Black Sabbath, Led Zep, et les autres précurseurs. J'ai continué plus tard à m'intéresser à ce style et le Black est entré naturellement dans ma sphère intime.
- Que devait être / ne pas être « Eunolie » lorsque tu as posé l'idée du livre ?
- Au départ, je voulais écrire un livre sur le Black ET le Death. Très vite, il est apparu que le sujet était trop lourd, il a fallu choisir et le Black m'attirait beaucoup plus. Dès le départ, je voulais un livre qui se lise comme un roman plutôt qu'une espèce de guide du routard du Metal Noir, ce qui aurait été ridicule.
- Qu'est ce qui fait, selon toi et en termes généraux, le Black Metal ?
- Le Black se distingue par le refus, le refus d'un peu tout, santé – gloire - argent - business, mais plus particulièrement le refus de la chrétienté ; c'est pourquoi, ainsi que je l'explique dans l'avant-propos, le "noli" figurant dans le titre s'applique parfaitement. Mais surtout le Black met en lumière la volonté d'abandonner le christianisme, coupable de tant d'abjections (et je me suis renseigné à ce sujet) depuis pratiquement sa fondation.
- A travers « Eunolie », on sent que tu as recherché une musicalité dans le propos, dans le « verbe ». Le style était-il une donnée de base permettant à l'écriture de se développer, ou as-tu dans un premier temps posé les idées générales avant d'affiner ?
- Inventer des phrases qui "chantent" un peu n'est pas très difficile. Je suis compositeur de musique et l'équilibre son et sens me vient tout seul. Par contre, je n'ai pas de préjugé stylistique, je sais être parfois cinglant, parfois obscur, j'écris comme je suis, d'un bloc et avec emportement, comme un
musicien sur scène ou comme un régiment de Dragons à la charge.
- Le fait de ne pas tenter l' « anthologie » en abreuvant l'ouvrage de références permet au lecteur de garder une vision synthétique, globale. Quels étaient les critères de choix qui t'ont fait inclure ou non une formation musicale dans les parties consacrées à tes visions sur les groupes ?
- Indépendamment des groupes incontournables, il m'a fallu trier en fonction des infos dont je disposais et des rencontres réelles ou téléphoniques que je faisais. Puis il y a eu les coups de foudre, comme avec Blut aus Nord, Antaeus, Eternal Majesty ou Temple of Baal. Selon mon affinité, je me sentais plus ou moins en état de "poésie", pour parler de tel ou tel, et sans tenir compte des options politiques des musiciens, ce qui dans le Black est déjà une gageure.
- Tu as choisi Anorexia Nervosa pour décrire la journée d'un groupe en phase de préparation de concert. Quelles sont les raisons de ce choix ?
- Décrire la journée d'un groupe avant un concert important faisait partie du projet. Au départ, j'aurais du m'attaquer à Antaeus, mais j'ai raté leur concert de la Loco et je me suis rabattu sur AN, que je ne connaissais pas et que je n'ai pas revu depuis. Il me fallait un groupe qui accepte ma présence comme une caméra cachée pendant une quinzaine d'heures. AN a été fantastique.
- Ces moments figés par ton livre dans la vie d'A.N. cristallisent-ils quelque chose qui dépasse le seul cas d'Anorexia Nervosa, au sens où les rituels que tu décris pour A.N. se retrouveraient chez d'autres formations BM ? Comment, alors, les caractériserais-tu ?
- Cristalliser ? Christalliser ? AN est un groupe de rock plus qu'un groupe de Black, je veux dire que le Black est bien la musique qu'ils jouent mais ils n'ont rien de satanique ou de pervers, ils sont juste un des meilleurs parmi les putains de bons groupes de rock à sillonner la planète. J'ignore s'il existe encore beaucoup de groupes qui immolent des animaux avant de grimper sur scène mais là, on en était très loin !
- Les analyses contenues dans le livre sont pointues, je fais par là allusion aux paragraphes musicologiques. A quel(s) public(s) destines-tu la lecture de « Eunolie » ?
- J'ai essayé d'intéresser des lecteurs différents, intellectuels ou pas, après, chacun y trouve ce qu'il préfère. Tout le monde doit pouvoir lire ce livre, mais il devait contenir des éléments qui offrent une perspective propre à différents types de lecteurs. De plus, il n'existait aucune partition, ni réflexion technique sur ce genre de musique, que je voulais aborder du plus de façons possibles.
- Ne penses-tu pas qu'il y ait parfois décalage entre l'élitisme du mouvement et une frange de son public, sensible prioritairement à sa plastique musicale ou visuelle ? En somme, le « mode de vie BM » n'implique-t-il pas un très fort second degré ?
- Le BM devrait contenir beaucoup plus de second degré, l'humour n'est pas son caractère principal... De toute façon, les groupes NS ont une audience assez faible, et les groupes qui marchent se servent du Bouc et de ses dérivés pour le décor, ni plus ni moins que Slayer ou Venom, et même des gens apparemment méchants comme le guitariste de Blodsrit portent une alliance et n'ont pas honte de montrer qu'ils sont mariés fort civilement, comme tout le
monde. La plupart des amateurs de Black sont très jeunes, 16 à 20 ans en moyenne. La fascination pour les apparences extrêmes est normale à cet age-là, "de mon temps", il y a eu le Glam, les punks, etc, et on fonçait dedans sans se poser de questions. Le recul vient forcément plus tard, et le second degré aussi.
- Tu as eu toi-même recours à la scission stylistique dans ton ouvrage, en parlant de « True Black », de « Black symphonique », de « Black industriel ». Es-tu toi-même un auditeur ouvert à tous ces types de sous-courants ?
- Oui, j'écoute toutes les sortes de BM, mais avec une nette préférence pour le True de chez True, comme Nehemah, Endstille, TAOS, Darkthone, Eternal Majesty...
- Certains rejettent l'idée des sous genres se rapportant à la musique Black Metal. Pour eux, le Black est un et indivisible : cette négation des sous-genres peut-elle se justifier ?
- Elle n'est pas typique du BM, les puristes du jazz avaient la même attitude vis-à-vis du Free dans les années 60. C'est inévitable : même chez les jeunes, il y a les "vieux" et les "jeunes". Il est naturel de rencontrer des intégristes un peu partout, mais on ne peut dénier une forme d'inspiration a priori. Si, par exemple Adrastis, dans Love Lies Bleeding, décide d'employer des musiciens de technique classique et qu'il sait quoi composer pour eux, pourquoi s'en priverait-il (d'autant qu'il le fait bien) ?
- A travers tous les sous genres qu'on évoquait, les cycles se succèdent pour le Black Metal (comme ce fut - et est encore - le cas pour le mouvement Gothique). A quel moment sommes nous arrivés, selon toi ?
- J'espère que nous en sommes au moment où on va pouvoir tout mélanger en conservant l'identité du Black, qui est un cri extraordinaire de conscience de notre pitoyable condition humaine.
- Quel avenir vois-tu pour le genre de manière générale ? Hyper-hybridation ? Retour aux fondamentales ?
- Le True Black "académique" poursuivra sa route sanglante. Mais il y a de plus en plus d'hybridation (Thorns, Aborym, Axis of Perdition, et même Satyricon !) et le résultat est ce qui se fait de plus intéressant actuellement.
- Tu as suggéré dans ton ouvrage l'aspect sulfureux, politiquement parlant, d'une partie de la scène Black Metal. Comment vis tu, en tant qu'auditeur, ce type de « virulences » ?
- L'aspect politique ne me touche qu'en étudiant la question politique comme telle, auprès de philosophes du politique (Theodore Adorno, Max Horkheimer, Carl Schmitt, Annah Harendt, Raymond Aron, Leo Strauss, Alexandre Kojève...). Musicalement, je m'en fiche. Il y a des groupes allemands, ukrainiens ou polonais qui jouent à droite de la droite mais qui composent une musique sublime. Dans l'ensemble, les considérations politiques dans la musique sont pauvres, aussi pauvres que serait la musique qu'écriraient des politiciens. Seule l'émotion et le son comme phénomène acoustique m'attirent.
- Comment apprécies-tu le fait que certains adeptes du Black Metal refusent son évolution, continuant de se référer au Black Inner Circle et à ses agissements ? N'est ce pas puéril et nuisible à l'évolution même du genre ?
- L'Inner Black Circle était l'invention d'une poignée d'ados rageurs, ça peut toujours servir de modèle, mais je pense que personne n'a l'envie ou le courage de brûler des églises aujourd'hui, à part un dingue par ci par là. Les musiciens de Black actuels ont plutôt le souci de faire une musique qui nous arrache les tripes. Et ils ont raison.
- L'outil électronique, par exemple, ne participe-t-il pas d'un processus de déshumanisation du son ? Comment expliquer que cet outil s'attire les foudres de certains puristes ?
- Dans le chapitre sur la Finlande, j'analyse avec la musique de Gloomy Grim le processus de représentation de déshumanisation qu'impliquent les machines et dont la philosophie est très distincte de celle des électro-technoïdes. Dans
la partie anglaise de mon livre, je poursuis cette idée en parlant de Godflesh, qui n'était pas un groupe de Black au sens strict, mais utilisait ses composantes et a eu une grosse influence sur la scène BM dans ce pays, chez Axis of Perdition c'est très clair.
- Tu affirmes à un moment que les mouvements Gothique et Black ont certaines racines communes. Pourrais-tu préciser la teneur de ce constat ?
- Assez simplement, le "dégoût de la vie" qui caractérise les Gothiques, soit par autodérision, comme Type O Negative, soit dans un malheur authentique, comme la première mouture de Christian Death, se retrouve mais
décuplé dans le Black. Quant à l'imagerie, tels les croix renversées, les vêtements noirs, les références aux artistes maudits, on n'a de toute façon pas trop le choix pour exprimer ce dégoût. On s'habillait déjà comme ça pour exprimer la même chose il y a trente ans, je l'ai fait moi-même, en me prenant pour le guitariste de Black Sabbath !
- Certains, tel Nicolas Walzer, estiment qu'une « nouvelle religiosité » transparaît des mouvements Dark et Gothic. Crois-tu que le Black Metal, réputé pour son éternelle allusion au Malin, engendre de fait un phénomène de ce type, ou s'agit-il prioritairement de cristalliser à travers un apparat anti-chrétien, le sentiment du désespoir ?
- Christalliser ? En écrivant "Eunolie", je me suis aperçu que le milieu BM contenait de véritables mystiques. Certains, comme MkM, auraient été prêtres voici un siècle, de ces prêtres comme le curé d'Ars, que l'Eglise martyrisait pour mieux les canoniser hypocritement après leur décès, mais on ne peut plus penser ça ainsi et le Black propose une alternative au sentiment religieux dont NOUS AVONS BESOIN. L'antichristianisme est légitime, mais il n'est qu'un paravent. Et ainsi que je l'écris, le Black est la musique du désespoir comme tel et c'est pour ça que je l'aime. (��') Il est clair que le Black peut continuer sans l'idéologie dont il se pare actuellement, il suffit d'attendre que ceux qui le font vieillissent un peu. On verra bien qui reste désespéré.
- L'histoire du Metal est une suite de dégénérescences qui épuisent le style soit vers des formes hybrides soit vers un accroissement de son potentiel de violence, sur le plan de l'écriture. Le Black Metal apparaît comme quelque chose d'ultime, la seule alternative possible au Death. Que reste-t-il donc à inventer aujourd'hui ?
- Evidemment, je ne peux pas deviner quelle musique produiront des musiciens pas encore de ce monde ! Mais la violence prendra d'autres visages. Avec un quatuor à cordes, je peux composer une musique d'une violence insupportable et je peux faire de la soupe avec un ampli de 1000 watts et 50 distorsions l'une derrière l'autre. Faisons confiance aux fous pour remettre la raison à sa place.
- Pour finir, la question à l'amateur de musique : quels sont tes disques de chevet ?
- De la musique de la Renaissance (pas des imitations Heavenly : du Palestrina, du Josquin, du Ockeghem, etc), Mahler, Bruckner, pas mal de Metal, surtout du Black (j'aime REELLEMENT ça !), en ce moment, le dernier album de Lycosia + Endstille, Nargaroth, TAOS, Antaeus, Astrofaes, Darkthrone encore et toujours. Et beaucoup de musique "savante" d'aujourd'hui, Lachenmann, Rihm, Lindberg, Boulez, Nono, Ligeti, Grisey, Ferneyhough, Turnage, Murail, ainsi que des symphonistes du XXème siècle : Chostakovitch, Pettersson, Simpson, Wainberg, Lutoslawski...
- Ici, nous te laissons un espace libre pour exprimer des choses que nous n'aurions pas évoquées plus haut et qui te tiennent à cour, à quelque niveau que ce soit. Merci pour le livre, très intéressant.
- Ma vie est toute entière dédiée à la musique. Je la bouffe, je la restitue, je l'invente, je m'enroule dedans, je lui fais l'amour, je la viole,
je la fais pleurer, rire, mourir, et chaque jour son visage remonte des profondeurs du non-sens pour m'indiquer de nouvelles voies et me remettre en main ma vielle épée de chevalier solitaire pour affronter de nouveaux moulins. J'ai besoin de l'irréalité de la musique pour respirer. J'attends le dernier moment pour comprendre enfin quel est ce son en moi. Pourvu que je ne sois pas déçu.